37.

La journée s’annonçait sombre à Washington, en ce matin du 9 décembre. Même les arbres tristes et nus semblaient mendier de la lumière et de la vie.

Une deuxième réunion extraordinaire se tenait à la Maison-Blanche, rassemblant les membres du Conseil de sécurité nationale et tous les fonctionnaires collaborant à l’enquête sur Green Band.

Tout en attendant patiemment l’arrivée du Président, Carroll grimaçait.

Il lui aurait été difficile de faire autrement. Il éprouvait de temps à autre de violents élancements dans son bras droit, pour l’heure en écharpe. Il tressaillait alors et pestait, le temps de se rappeler qu’il avait beaucoup de chance d’être encore en vie. En dépit des doses de codéine ingurgitées depuis Paris, Carroll avait l’impression que ses terminaisons nerveuses se désagrégeaient.

Un syllogisme morbide lui vint à l’esprit. Un chat a neuf vies. Je ne suis pas un chat. Donc je n’ai pas neuf vies. Alors combien de vies ai-je ? Combien de jours me reste-t il, si je continue à prendre de tels risques ?

Justin Kearney fit enfin son entrée dans la salle et tout le monde se leva.

Le président des États-Unis portait une tenue décontractée. Il avait choisi un polo Lacoste bleu marine et un pantalon sport en toile légèrement froissé. Carroll se dit qu’il avait tout à fait l’air d’un homme ordinaire, qu’en des jours meilleurs et à une autre saison on aurait pu aisément imaginer dans son jardin devant son barbecue, occupé à surveiller la cuisson d’une pièce d’aloyau. Carroll se souvenait que Kearney était père de deux petits garçons ; il jouait probablement au base-ball avec eux. Il ne devait toutefois pas disposer de beaucoup de temps libre, dans l’immédiat. La plupart des critiques des médias concernant les événements de Wall Street avaient été dirigées contre Kearney – le phénomène typique du bouc émissaire mis en avant pour calmer l’opinion publique. Brusquement, en l’espace de deux ou trois jours, sa bonne étoile politique s’était vu sérieusement ternie.

Toutes les personnes présentes étaient arrivées à cette réunion matinale munies de serviettes et de porte-documents en cuir pleins craquer : elles apportaient les preuves matérielles de quatre jours d’investigations acharnées.

Tandis que la réunion commençait, Carroll s’autorisa à penser, en juger par le volume impressionnant des documents produits par les uns et les autres, que quelqu’un devait nécessairement avoir découvert quelque chose sur Green Band.

Il sourit à Caitlin Dillon, assise à l’autre bout de la pièce. Elle lui rendit son sourire. Son porte-documents était également bien bombé. Ce jour-là, elle s’était choisi un look très professionnel vêtue d’une chemise blanche très sobre, d’un tailleur bleu marine e d’une lavallière assortie.

— Bonjour à tous – bien que j’aie du mal à voir ce que cette journée pourrait nous réserver de bon. Pour dire les choses sans détour je suis encore plus inquiet que je ne l’étais vendredi soir.

Cette entrée en matière du président Kearney ne contribua en rien à alléger la tension ambiante. Il resta debout, très raide, au bout de la longue table en bois.

— Nos estimations les plus fiables prévoient le risque imminent d’une panique boursière, d’un krach de grande envergure… Certain des plus gros salopards en ce monde ont déjà trouvé le moyen de tirer parti de cette tragédie… Tout à fait entre nous, je vais vous faire une confidence : l’économie occidentale serait incapable de se relever d’un krach sérieux en ce moment. Même un effondrement de cours de moindre importance se révélerait catastrophique.

Le Président avait haussé le ton, laissant momentanément transparaître d’infimes traces de son style de campagne – l’inflexion galvanisante dans la voix et la détermination caractéristique de la mâchoire.

Justin Kearney requit un tour de table afin de passer en revue le nouveaux éléments de l’enquête. Chaque conseiller fit un rapport succinct des résultats des recherches de ses services sur Green Band.

Lorsque son tour arriva, Carroll rapprocha son siège de la table, s’efforça d’apaiser le tumulte qui régnait dans sa tête. Il avait les idées floues depuis sa mésaventure parisienne. Il était encore en proie à la sensation de léthargie et de froid consécutive à la fusillade. Sa blessure au bras l’élançait de nouveau.

— Je n’ai pas de très bonnes nouvelles non plus, commença-t-il. Nous disposons d’informations factuelles, de statistiques, peu de choses qui soient réellement utiles. En revanche, nous possédons les données de base au sujet des bombes. Les terroristes ont utilisé cinq charges de plastic par immeuble. Ils auraient pu raser le bas de Manhattan s’ils l’avaient voulu. Ils ne l’ont pas voulu… Ils ont fait exactement ce qu’ils cherchaient à faire. Cet attentat était une démonstration, méthodiquement organisée et maîtrisée. Mon équipe a passé au crible tous nos contacts avec le milieu terroriste. Il n’existe aucun lien avec ce groupe. (Il tourna une page de son bloc-notes.) Nous étions cependant sur une piste plutôt obscure mais prometteuse concernant le marché clandestin européen… Malheureusement, cela a tourné court. Par ailleurs, le nombre d’ordinateurs de Wall Street et d’archives de maisons de courtages détruits est tel qu’il nous est impossible de dresser un tableau sûr du marché boursier. Nous ne savons même pas si des titres ont été dérobés ou s’il y a eu une quelconque arnaque informatique…

Le vice-président, Thomas More Elliot, se leva. De tous les membres de l’assistance, ce sévère natif de Nouvelle-Angleterre était manifestement celui qui faisait preuve de la plus grande maîtrise. Ce matin-là, il donnait plus l’impression d’être à la tête de la cellule de crise que le Président lui-même.

— Seriez-vous en train de dire que nous ignorons totalement à qui nous avons affaire ?

Carroll fronça les sourcils et secoua la tête.

— Aucune revendication n’a été faite. Aucune tractation n’a été entreprise. Les gens de Green Band n’ont jamais repris contact avec nous. Ils donnent l’impression d’avoir inventé un jeu complètement : nouveau et terrifiant. Un jeu dont nous ignorons aussi bien la nature que les règles ! Ils déplacent leurs pions et nous n’avons pas moindre idée de la façon de réagir…

— Y a-t-il des commentaires ? s’enquit Elliot, d’un ton ostensiblement acerbe.

Carroll ne lut ni encouragement ni soutien sur les visages impassibles braqués sur lui. Les dirigeants des organismes chargés de faire respecter la loi se montraient tout particulièrement froids et distants. Les membres du cabinet étaient pour la plupart issus du milieu des affaires et ignoraient tout des difficultés du travail de police sur le terrain. Les contraintes et les exigences d’une enquête comme celle ci les laissaient totalement indifférents.

Le leader de la majorité au Sénat se leva à son tour. La voix bien connue de Marshall Turner était empreinte d’un fort accent du Sud et aussi tonitruante que l’écho d’une caverne de Virginie Occidentale :

— Monsieur le président, je crains fort qu’on ne puisse tout bonnement pas se contenter de cela. Tout ce que je viens d’entendre est loin d’être satisfaisant. À la fin de la semaine dernière, nous étions déjà à deux doigts d’un effondrement économique complet. Et aujourd’hui, vous affirmez que nous sommes toujours dans une situation critique, voire que cette menace est encore plus grande. On envisage un deuxième « Jeudi noir ». J’ai le sentiment qu’il est de notre devoir de tout faire pour mettre en place le meilleur appareil d’investigation possible. En l’occurrence, dans le cadre de la chasse aux terroristes qui est menée actuellement, d’après ce que je vois tant le FBI que la CIA me paraissent sous-employés.

Le ton du sénateur était insultant pour Carroll. Ce dernier dévisagea le leader politique, qui était doté de ce genre de visage bouffi et couperosé qu’on peut croiser dans les arrière-boutiques pleines de sciure de certains magasins de campagne.

Phil Berger, le directeur de la CIA, sortit de son mutisme. C’était un homme mince, de petite taille, au crâne chauve et luisant. Carro eut la vision fugitive d’un œuf dur posé dans un coquetier.

— Le FBI et la CIA travaillent sur cette enquête vingt-quatre heures sur vingt-quatre, objecta-t-il. Il est totalement erroné d’affirmer que nous sommes sous-employés.

— Très bien. Ne nous querellons pas entre nous, intervint le Président, qui se leva abruptement. (Il regarda Carroll et dit : J’ai pris une décision difficile hier soir. Je vous aurais appelé pour vous en faire part, mais vous n’étiez pas à New York…

— J’étais en train de me faire tirer dessus à Paris…

Justin Kearney ignora la réflexion de Carroll :

— Cette décision prend effet immédiatement. J’ordonne le changements suivants : je veux que vous continuiez à diriger la partie de l’opération liée aux organisations terroristes connues. Mais je veux que Phil Berger supervise l’enquête sur Green Band dans son ensemble, y compris l’enquête portant sur les terroristes à l’intérieur de nos frontières. Vous êtes également tenu de communiquer la CIA un rapport officiel complet comprenant tous vos contacts personnels et tous vos dossiers.

Carroll contempla Kearney, l’air incrédule. Il avait la quasi-certitude que rien de tout cela n’était légal, principalement la mise en demeure de transmettre ses archives à la CIA. Il avait aussi l’impression d’avoir été lâché au beau milieu du Potomac, sur un radeau prenant l’eau.

Il détourna les yeux du Président. Avait-il pris cette décision tout seul ? Cela troublait Carroll et le plongeait dans la perplexité. Mais il y avait autre chose, une chose qui le perturbait davantage encore.

La froideur régnant dans la salle de réunion. Cette atmosphère de secret à outrance, d’élitisme absolu. La duplicité érigée en mode de fonctionnement.

Ces gens-là prenaient les décisions, avec morgue, persuadés de n’avoir de comptes à rendre à personne.

— Je crois avoir saisi le message, monsieur le président, et il ne me reste donc plus, compte tenu des circonstances, qu’à vous remettre ma démission. Avec tout le respect que je vous dois, monsieur. Je jette l’éponge.

Carroll se leva, quitta la salle de réunion et la Maison-Blanche. C’était fini pour lui.

Vendredi Noir
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